Julie, une étudiante faisant partie du kot-à-projets « Kap Quart », est animatrice à la bibliothèque de rue de Molenbeek. Dans le cadre de ses études en langues et littératures françaises et romanes, elle a rédigé de travail d’analyse à partir de son expérience dans la Bdr.
Qu’il pleuve ou qu’il vente, on voit se déployer tous les mercredis après-midis, au milieu du Parc Pierron à Molenbeek-Saint-Jean, guirlandes et valises remplies de livres. Les animateurs sont parfois accueillis par de nombreux enfants demandeurs de lectures ou avec du thé à la menthe préparé par leurs parents ; parfois seuls deux ou trois osent braver la météo pour nous rejoindre sur nos couvertures. Le présent article pose la question du déplacement de la bibliothèque traditionnelle dans la rue et plus précisément dans l’espace public – et social – du Parc Pierron. Il interroge de cette manière les discours discriminatoires et stigmatisants envers ce quartier et démontre de la capacité du livre, une fois déplacé, à transcender les catégories et à ouvrir à de nouvelles possibilités.
1. Le contexte de la bibliothèque de rue
Les enfants participant à la bibliothèque de rue – âgés de 6 à 12 ans environ – sont issus de milieux socioculturels assez similaires, représentatifs de la situation de Molenbeek-Saint-Jean. Selon les dernières statistiques de l’INS, près de 55% de la population est née hors de Belgique et environ 15% est d’origine belge (Statbel, 2021). En outre, il s’agit de l’une des communes au plus faible revenu moyen net annuel, soit 43,1% en moins que la moyenne nationale (La Libre Echo, 2021). Il s’agit donc avant tout d’une homogénéité économique puisque les trajectoires de vie et les pratiques langagières – comme les autres pratiques sociales – sont assez hétérogènes.
Il est nécessaire de préciser les dynamiques qui traversent le Parc Pierron pour démontrer de l’utilité d’une pratique telle que la bibliothèque de rue. Ce parc est un espace public remanié récemment pour accueillir différents projets associatifs, sportifs et autres moments de convivialité. Il s’agit aussi d’un lieu de passage, ouvert à tous et présentant une certaine sécurité pour les habitants du quartier. On remarque, notamment par l’utilisation des dites « langues d’origine » dans l’interaction, d’une porosité entre cadre privé et cadre public puisque les locuteurs vont habituellement modifier leurs pratiques langagières, perçues comme un signe de non-intégration, lorsqu’ils se retrouvent dans l’espace public – comme ils feraient, en outre, pour d’autres pratiques sociales (Hambye et Lucchini, 2005).
Cette conception, historiquement marquée, qui suppose l’existence de propriétés linguistiques communes aux individus vivant sur un même territoire, favorise une explication de la ségrégation urbaine basée non pas sur des rapports de domination et des inégalités socioéconomique mais bien sur le résultat d’une non-intégration d’une population qui se regrouperait en fonction de ses mêmes pratiques langagières, faisant territoire et s’excluant d’elle-même en refusant d’apprendre la langue dominante.
2. Espace et identité
Ainsi, les dimensions langagières sont depuis la création des Etats modernes liés à la notion d’identité. Or, si le Parc Pierron peut être considéré comme un pôle central dans la construction de l’identité des jeunes du quartier, la dimension langagière n’est pas le facteur principal de cette identité qui se fonde bien, par ailleurs, sur un sentiment d’exclusion et de non-reconnaissance commun dont va signifier le Parc Pierron (Jamoulle, 2011).
Comme lorsqu’on quitte le monde social pour rentrer « chez-soi », le Parc Pierron se définit par sa capacité à apporter à une communauté qui ne se retrouve nulle part chez-elle, un sentiment d’appartenance. Ce dernier est induit par une similarité dans le vécu notamment dans le rapport à l’espace. Autrement dit, le vécu de la marginalisation qui s’inscrit par une ségrégation spatiale, induit un sentiment commun sur lequel fonder une identité collective. La similarité dans le vécu va se traduire dans le discours par l’utilisation commune de formes langagières, qui s’éloignent de la norme dominante, obtenant alors une certaine valeur symbolique. Les trajectoires que chacun adopte de manière finalement assez disparate et ne relevant pas d’une détermination intrinsèque liée à l’espace physique, sont finalement le résultat, assez peu prédictible, de la pression d’une norme socialement légitime.
3. Discours discriminatoire
La notion de ghetto dans les discours favorise pourtant la marginalisation en imposant une image d’un regroupement de personnes similaires entre elles (l’Autre) – notamment d’un point de vue ethnique et linguistique – et différentes du Nous. La notion de ghetto, en effet, tend à amalgamer des situations hétérogènes notamment d’un point de vue ethnique. Or, cette notion, de par sa connotation raciale tend à faire de ces quartiers, des quartiers infréquentables et inquiétants parce que de plus en plus éloignés de la norme. Il s’agit ainsi d’indigènéiser les habitants en signalant leur séparation complète avec la société belge.
Or, un quartier comme celui du Parc Pierron ne correspond pas aux différentes caractéristiques que l’on peut faire du ghetto, à savoir l’homogénéité raciale (i) ; la cohésion identitaire (ii) et le degré d’enfermement des individus à l’intérieur du ghetto (même lorsque leurs conditions économiques s’améliorent) (iii) (Hambye, 2008). Les discours faisant d’un quartier comme celui qui nous intéresse ici, un ghetto, sont le fait de politiques identitaires basées sur l’opposition à l’altérité qui ne font pas que diffuser des idéologies mais les actualisent en les tenant pour discours d’évidence.
4. La pratique de la bibliothèque de rue
Comme le met en évidence Martine Abdallah-Pretceille, « cette réduction de la banlieue à une vision négative et dramatique entérine un processus de distinction par identification péjorative qui justifie en retour une mise à distance. Toute énonciation sur autrui le transforme en objet – objet du discours – et légitime, par ailleurs, une frontière, réelle ou symbolique. Cet usage de la dénomination par différenciation recouvre un paradoxe. D’une part, on invoque une volonté d’intégration, de lutte contre l’exclusion, de recherche d’une cohésion sociale, d’autre part, on opère par catégorisation négative et dévalorisante qui dessine une frontière et justifie l’éloignement. De fait, c’est la manière de penser et de parler des banlieues qui crée le phénomène banlieue et non les caractéristiques attribuées de manière autoritaire par le groupe dominant – celui qui énonce. » (Abdallah-Pretceille, 2003 : 22) La force des discours est donc de faire correspondre la réalité à ce qui est énoncé sans prendre en compte, dans le cas du Parc Pierron, d’une réalité hétérogène.
Le principal enjeu auquel se voit confronté la bibliothèque de rue est bien de rendre compte de ce contexte hétérogène. L’échec d’une telle pratique se situerait dans la reproduction d’un discours qui favoriserait la discrimination en définissant avant tout une barrière. Le livre détient alors une place particulière. L’espace qu’ouvre celui de l’objet livre se veut indépendant de l’espace bibliothèque ou de celui du Parc Pierron : il s’agit de l’espace imaginé. Comme le mettent en évidence de nombreux chercheurs dont Martine Abdallah-Pretceille, la littérature est un support particulièrement pertinent pour ouvrir la rencontre interculturelle. L’enjeu d’une pratique comme la bibliothèque de rue n’est donc pas d’interroger l’Autre dans sa diversité – au risque de construire un discours clivant – mais bien d’ouvrir à s’interroger mutuellement.
Le dépassement de l’espace social par l’espace imaginé va permettre de négocier un cadre commun d’interprétation dans lequel l’animateur va, également, objectiver ses propres références. Le livre permet donc de se retrouver dans un espace commun, celui de l’imaginaire, qui est exempt de rapports de domination. Pour cette raison, il est primordial de laisser l’enfant créer son propre chemin vers le livre tout en incluant des histoires permettant de rendre compte de l’expérience humaine dans ses singularités.